Vie Privée à l’ère du Numérique – Interview de Tristant NITOT (Qwant)

Dans le cadre de  l’étude « Vie privée à l’ère du numérique : du big data au smart data » publiée par Wavestone en mai dernier, une interview de Tristan Nitot, aujourd’hui directeur général de Qwant a été réalisée afin de mettre en lumière les innovations proposant des alternatives à la collecte massive de données. Retour sur cette interview.

 

“Qwant, le moteur de recherche qui respecte votre vie privée”

Qu’est-ce que Qwant ?

Qwant est une société française avec des capitaux franco-allemands, dont le premier produit est un moteur de recherche possédant deux particularités. La première est qu’il respecte la vie privée de ses utilisateurs : il ne laisse pas de cookies et ne collecte aucune donnée personnelle. La deuxième est qu’il est souverain et européen. Il couvre les langues européennes et répond à la nécessité stratégique d’avoir un moteur de recherche en Europe car chacune des grandes puissances mondiales possède son propre moteur de recherche. En somme, Qwant se positionne comme un acteur numérique responsable avec un business model raisonnable et éthique.

 

Qui sont les utilisateurs de Qwant ?

Il est forcément difficile de les identifier. Nous avons des fichiers de logs, pour savoir quelles sont les requêtes qui sont envoyées, savoir là où ont cliqué les utilisateurs et pour comptabiliser les requêtes. Mais parce que nous ne collectons pas de données personnelles, nous ne pouvons pas savoir, par exemple, si une visite sur un site correspond à une première visite ou non.

Globalement, la connaissance que nous avons sur nos utilisateurs provient de sondages. Nous nous rendons ainsi compte que nos utilisateurs sont plus souvent des hommes que des femmes et sont plutôt avancés techniquement. En revanche, les âges des utilisateurs de Qwant sont très disparates.

 

Quelle était la genèse du projet ?

Je suis arrivé il y a seulement un an mais je connais le président Éric Léandri depuis 4 ans. Avec ses associés, il a d’abord établi le constat d’un important manque de souveraineté numérique alors même que notre économie numérique est basée sur la récolte de données personnelles. Celles-ci permettent de fournir des services personnalisés et de le financer par une publicité ciblée. Qui dit publicité ciblée dit collecte d’un maximum d’information sur la personne connectée.

De notre côté, nous estimons que cette solution n’est pas viable ! Pour instaurer une société numérique éthique et pérenne, il est nécessaire d’établir une relation de confiance avec les utilisateurs. L’exemple de l’affaire Cambridge Analytica tend à montrer que le numérique est aujourd’hui toxique pour nos sociétés.

 

En utilisant uniquement de la publicité non ciblée, comment vous rémunérez-vous ?

Nous proposons des publicités contextuelles : lorsqu’un utilisateur recherche le terme « vélo », une publicité liée au « vélo » va apparaître. Les informations personnelles, telles que le genre ou l’âge, ne sont pas connues. Paradoxalement, nous observons que le nombre de clics sur la publicité est plus élevé ; le gain lié aux publicités est donc proportionnellement plus élevé. Google a suivi ce business model jusqu’en 2006, époque à laquelle sa valorisation était de 10 milliards d’euros.

 

Aujourd’hui Qwant n’est pas dans une position de leader par rapport au reste des acteurs ; qu’est-ce qui pourrait changer la donne demain ?

Je vais répondre à côté volontairement : nous cherchons évidemment à obtenir davantage de part de marché. Pour être économiquement pérenne, nous avons besoin d’obtenir 15% du marché en France et 10% sur l’ensemble de l’Europe. Ça serait déjà formidable parce que le marché est énorme et que ça nous suffirait amplement pour vivre et pour que nos actionnaires soient ravis. Je pense que c’est essentiel de rappeler ça ; nous ne pouvons pas dire avec assurance que Qwant n’arrivera jamais à détrôner Google, mais nous pouvons toujours essayer.

 

Un business model respectueux de la vie privée, est-ce nécessairement un modèle sans aucune collecte de données à caractère personnel ?

Pas nécessairement. Ce qui est certain, c’est qu’il y a avant tout un besoin de repenser le système. Il a des innovations nécessitant la collecte de données qui ne fonctionneront pas sans un changement de dispositif. Je pense par exemple à notre filiale, Qwant Care, qui utilise l’IA sur des données médicales. Nous avons misé sur l’importance du médecin comme intermédiaire de confiance. Le patient va confier ses données médicales au médecin qui va les anonymiser grâce à un identifiant aléatoire avant de les envoyer à Qwant Care pour les faire analyser. Nous renvoyons un résultat et c’est au médecin de réécrire le nom du patient sur le dossier puis de le remettre au patient lors du diagnostic. L’existence d’un tiers de confiance peut constituer un premier pas dans ce sens.

Qwant ne mémorise pas l’historique de navigation, mais seulement les requêtes sans distinction de l’utilisateur. Il peut donc tout de même faire des suggestions dans la barre de recherche. Si vous tapez Donald, vous allez avoir Donald Duck et Donald Trump. Ce système peut cependant s’avérer handicapant car très peu d’utilisateurs utilisent les marques pages et les favoris. C’est néanmoins ce qui permet de ne stocker aucune donnée personnelle. Pour y remédier, nous mettons en place le « learning to rank » : en comptabilisant le nombre de clics par résultat de recherche nous parvenons à réorganiser l’ordre d’apparition des résultats de recherche selon les préférences utilisateurs. Sur la page de recherche Qwant, les résultats n’affichent que le titre et un extrait du contenu : l’amélioration de l’algorithme est donc basée sur l’intuition de l’utilisateur et l’intelligence collective. Par ailleurs, nous travaillons sur un nouvel outil, appelé Masq, qui enregistre les recherches en local sur l’ordinateur ou le mobile. Avec cet outil, l’utilisateur pourra avoir également des suggestions personnalisées, basées sur son propre historique de navigation, sans que Qwant ne l’enregistre sur ses serveurs.

Le problème est qu’en tant qu’utilisateur, nous ne sommes pas vraiment éduqués à l’utilisation de nos appareils. Lorsque vous achetez un Android, vous avez l’impression qu’il faut immédiatement un compte Gmail : ce n’est pas vrai mais c’est prévu pour que vous ouvriez un compte Gmail et rentriez dans l’engrenage. En réalité, nous pouvons faire plein de choses sans compte Gmail. De notre côté, nous avons annoncé un partenariat avec Wiko pour proposer un smartphone équipé de Firefox mais dont le moteur de recherche par défaut est Qwant au lieu de Chrome. Avec ce smartphone, vous pourrez initier votre Wiko sans aucune donnée personnelle. Seul l’opérateur saura qui vous êtes.

 

 

RGPD et prise de conscience collective

Le RGPD et la multiplication des scandales autour du respect de la vie privée ont-ils généré une prise de conscience des citoyens ?

Bien sûr, nous remarquons une certaine prise de conscience : le RGPD est un sujet de discussion et les derniers scandales ont eu une véritable valeur pédagogique (ce que nous avons d’ailleurs pu constater avec la hausse importante de fréquentation de Qwant suite à la médiatisation de l’affaire Cambridge Analytica). Néanmoins, la sensibilité au respect de la vie privée numérique reste encore trop peu développée à mon sens.

 

Dans ce cas, qu’est-ce qui a évolué dans la perception des citoyens ?

Les gens commencent à mieux percevoir ce que font les géants du numérique et les problèmes que cela pose, mais de façon encore trop timide. J’ai publié un livre dans ce sens il y a deux ans et demi (N.D.R.L. : Surveillance:// : Les libertés au défi du numériques : comprendre et agir, aux éditions C&F). Dans ce livre, je faisais œuvre d’éducation : faire comprendre le business model des géants du numérique, définir le logiciel libre et expliquer comment se protéger de la surveillance.

Ma démarche consiste, non pas à faire peur aux gens, mais à leur expliquer les choses. Je donne plus d’une centaine de conférences par an où j’explique de façon quasi-systématique le business model des géants de l’internet. Ce que les individus ne réalisent pas, c’est qu’ils sont utilisateurs des services proposés par ces entreprises et non pas les clients : le véritable client est l’annonceur publicitaire.

 

Comment aller plus loin dans cette prise de conscience ?

Malheureusement, très peu de gens sont formés au numérique alors même que le passage de l’administration au numérique apporte une pression sur toutes les tranches de la société. Tout le monde est obligé de s’y mettre malgré ce manque d’accompagnement. Par exemple ils ont souvent des difficultés à différencier un navigateur d’un moteur de recherche. L’application Qwant est un navigateur avec un moteur de recherche ; c’est comme confondre TF1 et Panasonic…

Je suis toujours étonné que l’on me pose des questions sur le compteur Linky par exemple. Cela ne représente rien en termes de vie privée par rapport à la collecte de données personnelles par les géants d’internet. Globalement, la notion de numérique est abstraite pour beaucoup. J’aime faire le parallèle avec les travaux de Louis Pasteur sur les microbes. Des micro-organismes invisibles à l’œil nu présents dans l’air sont à l’origine de maladies. Cette découverte a pu faire grandement baisser le nombre de décès dans les hôpitaux par l’adoption de simples gestes d’hygiène. Et bien aujourd’hui, ce qu’il nous manque dans le numérique, c’est la compréhension des concepts qui se cachent derrière et l’adoption généralisée de réflexes d’hygiène numérique…

 

Quel avenir pour les moteurs de recherche avec cette prise de conscience ?

Je pense personnellement que le numérique tel qu’il est aujourd’hui est dangereux : nous préparons un big Brother, ou dans le meilleur des cas un big Mother, c’est-à-dire une maman dont nous serions dépendants car elle saura tout de nous. J’ai un très fort attachement à la liberté individuelle et au libre choix de chacun ; il ne me paraît pas bon que quelqu’un ou une entreprise sache tout sur tout le monde et l’utilise via l’intelligence artificielle pour faire des suggestions aux individus. Des nombreuses dystopies découlent de ce modèle.

Facebook connaît par exemple l’opinion exacte de chacun de ses utilisateurs sur les Gilets Jaunes : vous n’en parlez pas forcément mais vous avez été confrontés à du contenu dont Facebook sait si vous l’avez liké, commenté positivement ou négativement, partagé, regardé jusqu’au bout. Leur business model consiste à faire passer de la publicité engageante, éventuellement politique, et d’analyser les réactions. Facebook a ainsi permis à la fois l’émergence de ce mouvement et de ses opposants, car c’est un endroit qui facilite le fait de se plaindre ou de critiquer. En revanche, rien n’y est fait pour apaiser et trouver des solutions raisonnables, car le contenu ne serait pas assez engageant pour l’algorithme de recommandation de Facebook. Dans un contexte d’élections, la capacité de Facebook de cibler les personnes selon des critères très précis, initialement pour leur vendre des produits ou de la publicité adaptée à leurs préférences, en devient même effrayante. Cumulé à cela, notons qu’il n’y a aucune obligation de véracité sur le contenu proposé par Facebook ; les manipulations sont donc aisées et courantes…

 

 

Quel avenir pour la vie privée dans le numérique ?

A titre personnel, quel est votre rapport à la vie privée et au numérique ?

Je suis informaticien, j’ai appris à programmer seul à 14 ans, j’en ai 52 aujourd’hui. J’ai commencé plus tôt que les autres, je suis en fait un vieux natif du numérique. Etant passionné, je suis resté longtemps aveugle sur les enjeux liés à la vie privée. Je voyais tout le potentiel de l’informatique : j’ai découvert le micro-ordinateur personnel à partir de 1980, qui a été un outil de libération dont nous ne pouvons plus nous passer aujourd’hui. Puis internet est arrivé avec cette capacité à mettre les personnes en relation, à leur donner accès au savoir. Au début, je n’ai pas cru à Wikipédia ; aujourd’hui je suis contributeur aussi bien en termes financiers qu’en contenu : ce n’est pas un outil parfait mais il rend des services incroyables. Puis le smartphone est arrivé : nous avons notre ordinateur en poche, connecté à Internet sans fil. Et, enfin, nous assistons à la révolution du logiciel libre : par exemple avec un code développé par des bénévoles, Firefox a atteint les 500 millions d’utilisateurs. Bref, le numérique est l’aventure de ma vie.

Plus tard, j’ai découvert la problématique des données personnelles. Chez Google, les salariés ont toujours eu une responsabilité écrasante et l’obligation de générer un revenu sans cesse croissant. Puis, Facebook est arrivé avec un produit différent mais en utilisant le même business model à destination des mêmes clients : les annonceurs. Pour moi, Google a une culture éthique et morale que nous ne retrouvons pas du tout chez Facebook, mais ils se sont laissé entrainer dans une logique de course au bénéfice constante contre Facebook. Il faut tirer la sonnette d’alarme pour contrer cette dérive.

Je reste persuadé qu’Internet, le micro-ordinateur, le numérique avec le smartphone, ont un potentiel fabuleux, mais la décentralisation est la condition pour protéger la vie privée. Je pense également que logiciel propriétaire n’est pas dans l’intérêt du citoyen ; pourtant Qwant en propose aussi. Il n’y a aucun contrôle sur les logiciels propriétaires, ils fonctionnent selon une logique de marché qui ne laisse pas de vraie possibilité de choisir, surtout lorsque nous ne sommes pas suffisamment éduqués pour le faire.

C’est pour cette raison que j’ai lancé les « meet-ups » pour la décentralisation d’Internet, il y a cinq ans maintenant. Aujourd’hui, les gens ne sont pas éduqués sur le numérique. Lorsque vous allez choisir un téléphone, vous devriez hésiter entre un iPhone, relativement cher pour une sécurité maîtrisée, et un Android, beaucoup moins sécurisé vis-à-vis de Google. Dans la réalité, la plupart d’entre nous focalisent leurs critères de choix sur des détails esthétiques sans prendre en compte le respect de la vie privée et la sécurité de ses données.

 

A votre sens, quelles sont les clés pour redonner confiance aux citoyens dans les services que le numérique peut leur proposer ?

Notre volonté est de positionner Qwant dans une nouvelle génération de service, éthique et, je l’espère, pérenne, grâce à la collecte d’un minimum de données. La minimisation de la quantité de données collectées est une notion très intéressante du RGPD. Sur votre smartphone, Facebook vous demande l’accès à vos contacts, à vos SMS, à votre agenda et télécharge tout instantanément. Pourquoi ont-ils besoin de savoir qui j’appelle par téléphone ? Nous en sommes même arrivés à créer une application « privacy flashlight » car beaucoup d’applications « flashlight » demandaient l’accès à vos contacts ! Je pense que nous sommes dans une crise de confiance, et chez Qwant, nous voulons vraiment incarner une nouvelle génération de services respectueux de la donnée en suivant une optique de minimisation dans l’esprit du RGPD.

La collecte généralisée et systématique des données, telle que l’effectue Google, va à l’encontre des principes de minimisation de la collecte et de décentralisation du stockage de la donnée. En réalité, les nouvelles technologies peuvent être rendues compatibles avec la protection de la vie privée : en opérant des changements d’architecture, en développant des outils en open source, en stockant les données de façon chiffrée et locale, rien n’empêche de continuer à synchroniser entre eux de façon chiffrée les appareils d’un même utilisateur.

 

 « Un citoyen sur trois dit qu’il est prêt à payer pour des services protecteurs de la donnée ». Est-ce que nous nous dirigeons vers des outils proposant une version payante qui respecte votre vie privée et une version indirectement payante via la collecte des données personnelles ? Nous ferions alors face à deux mondes s’écartant progressivement l’un de l’autre…

Ce risque existe déjà. En raison du prix très élevé des iPhones, Apple n’a pas besoin de monétiser et de rentabiliser nos données personnelles. A l’inverse, Android est un mouchard de poche, un cheval de Troie voué à la collecte de la donnée personnelle, via les applications Google Maps, Google Contact, Gmail, etc.

A côté de cela, Dan Ariely démontre dans ses études l’attrait irrésistible de la gratuité. Au sein de l’université dans laquelle il enseigne, il a mené l’expérience de proposer à un stand des truffes Lindt à 26 centimes et des chocolats bon marché à 1 centime : par défaut la majorité choisissent la truffe Lindt même si elle est plus chère car c’est un meilleur rapport qualité/prix. En revanche, quand il a diminué le prix d’un centime, et que le chocolat bon marché est alors devenu gratuit, la grande majorité des personnes l’ont alors choisi au détriment de la truffe à prix cassé. Il est très difficile de lutter contre la gratuité ; si Qwant était payant, il n’y aurait pas beaucoup d’utilisateurs…

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